Inéluctable

Publié le par philomonique

 

(18 Septembre 1971, Nahariya)

Je n’aurais jamais dû venir.

Je venais de garer le Pick-up Chevrolet "emprunté" devant le bistrot, troublé de sentir sa cuisse nue contre la mienne et la fraîcheur de sa paume sur mon avant-bras pendant qu’elle me parlait. Je l’adorais, Ionela. Comme un cousin, comme un frère, comme un père. Enfin, c’est ce que je me disais. Elle incarnerait mon premier amour, celui qu’on idéalise toute sa vie.
C’est qu’elle était belle à 16 ans avec son mini short en jeans, son T-shirt blanc moulant et ses bottes de cuir. Elle avait des yeux verts de félin ourlés de khôl et une bouche pulpeuse aux lèvres pleines comme un fruit mûr. Ses cheveux noirs, qui lui descendaient jusqu’aux reins, captivaient inéluctablement le regard des hommes tout en agaçant prodigieusement les filles.
Sa mère et son père, qui avaient survécu au pogrom de Iasi en Roumanie, en 41, avaient réussi à fuir leur pays et à fouler le sol israélien avec leur fillette le même jour que les miens, en 1959. Nous avions tous élu domicile dans un quartier pauvre de Nahariya, en bordure de mer, près de la frontière avec le Liban.
J’avais 21 ans, je venais de terminer mon service militaire obligatoire de 3 ans et j'entamais une formation en électronique. Ni très beau (je perdais déjà mes cheveux), ni très grand (plutôt râblé même), j’avais constaté assez tôt que ma force exceptionnelle, mentale comme physique, alliée à mon goût pour la philosophie, pouvait facilement hypnotiser mes interlocuteurs et même détourner l’attention de mes professeurs de mon rejet des règles scolaires et de mes notes assez inégales. S’il m’arrivait de causer du tort aux emmerdeurs, j’en jouais aussi le redresseur quand il le fallait. Rebelle solaire et charismatique, je fichais la trouille et j’aimais ça. Généreux avec mes proches, je dépensais plus que de raison et me servais directement en portefeuilles et denrées diverses dans la rue ou aux échoppes pour contrebalancer le manque. Sans parler de ma fréquentation récente d’épouses de commandant, de général ou de chef mafieux qui, en échange de mes menus services sexuels, me rémunéraient grassement et arrangeaient mes petites affaires. On me disait « bad boy », mais j’étais aussi un grand romantique à l’âme chevaleresque.
Ce soir, Ionela était sous mon entière protection. Je l’amenais à mon bistrot préféré pour son anniversaire. Ionela, ma cousine, mon amie, la prunelle de mes yeux. Ionela, la féminité et la beauté incarnées, qui s’était métamorphosée de petite fille malingre en jeune femme aux formes généreuses et fermes. Auprès de qui je me sentais investi d’une mission et le plus fier des hommes.

Je n’aurais jamais dû venir.

Il faisait chaud en ce début de soirée. L’air vibrait au son de « What's going on" de Marvin Gaye. Accoudés au bar entre les hauts tabourets, nous avalions notre première bière avec délectation en balançant nos corps sur la musique entrainante lorsqu’un type, très imbibé, s’est approché d’elle et a posé sa sale patte moite sur le haut de ses cuisses, à lisière de short. Elle l’a repoussé sèchement mais il est revenu à la charge, l’empoignant cette fois par derrière, lui saisissant un sein, qu’il a pétri comme un malotru. Ce trou-du-cul s’en prenait de façon irrévérencieuse à la plus belle personne qu’il me soit donné d’aimer. Mon sang n’a fait qu’un tour et j’ai attrapé le gars par le col de sa chemise pour l’envoyer valdinguer contre le comptoir. Il a rebondi, a accusé le coup, puis s’est précipité vers moi avec un verre qui trainait. On ne réfléchit plus. Légitime défense. J’ai saisi ma bouteille de bière et la lui ai fracassée sur le crâne. Il s’est écroulé sur le béton, visage en sang, immobile. Un homme s’est penché et a posé ses doigts sur sa carotide en faisant « non » de la tête. J’ai entendu les hurlements du barman et des clients. J’ai croisé le regard horrifié de Ionela. J’ai reculé, constaté la gravité de la situation et, sans attendre une seconde, je l'ai attrapée par le bras, l’ai poussée vers la sortie, l’ai soulevée pour la poser à l’arrière du Pick-up et l’ai emportée loin de là, dans un crissement de pneus assourdissant et un nuage de poussière aveuglant.

Nous ne sommes pas rentrés cette nuit-là. La plage nous a servi de lit et nous nous sommes étreints jusqu’au matin. Frère et sœur de sang, à jamais.
Le lendemain, la police est venue m’arrêter.

Je n’aurais jamais dû venir.

 

Inéluctable          philomonique - copyrighted août 2015

 

 

 

 

Publié dans Nouvelles

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