Debout devant sa fenêtre, elle se tenait. Le regard perdu au loin dans l’opacité de la nuit noire. Pensive, rêveuse. Absorbée par les murmures de ses pensées, déconcertée par les émotions retenues, par la foule des non-dits, qui n’osaient que si rarement franchir la frontière de ses lèvres.
Elle se tenait là immobile à contempler la profonde obscurité, comme si elle attendait que quelqu’un lui dise : « viens, je connais le chemin, je te mets sur la voie ». Elle attendait depuis si longtemps. Immobile elle demeurait, mais tout en elle n’était qu’impatience.
Debout devant sa fenêtre, elle se tenait jambes légèrement écartées, les coudes sur la vitre légèrement embuée, la tête sur ses poings, le corps penché en avant pour scruter la nuit. Tout au fond d’elle pulsait l’énergie, la passion, la joie de vivre. Le tout emprisonné par je ne sais quel sortilège sur lequel elle s’imaginait n’avoir aucune prise. Ne l’avait-elle pas créé de toutes pièces ce monstre nébuleux qui l’empêchait de vivre sa vie comme elle se l’était imaginée: libre, vivante, créative, sociable, sûre d’elle, entreprenante, persévérante ? Où se cachaient donc les clefs de ce secret emprisonné, de ce frein inconscient ?
Debout devant sa fenêtre, elle se tenait droite, mais cassée à l'intérieur. Il y avait de la colère en elle. Rentrée. Un tumulte contenu, grondant, rageur. Du regret aussi. De l’amertume. D’avoir renoncé, de s’être résignée. De ne pas avoir pris d’autres voies que la sienne. Elle s’en voulait de son immobilisme, de son manque de persévérance, de ses choix passifs ou de ne pas avoir mené à bien des projets, avortés avant même d’avoir vu le jour.
Oh bien sûr elle avait réussi certaines choses. Elle avait créé la famille qu’elle n’avait pas eue, petit fille. Un mari affairé, qui ne lui posait pas trop de questions, des enfants qui avaient quitté le nid, il avait fallu se résoudre à l'affreux vide laissé par leur absence. Pas si simple. Elle avait trouvé une occupation et rendait visite à des personnes âgées ou handicapées à qui elle lisait des histoires deux fois par semaine. Elle était là pour les autres. Et pour elle-même, où était-elle? Ses rêves où étaient-ils ? Ces autres vies qu’elle s’était imaginées parfois et dont elle aurait été l’héroïne parfaite qui réussissait tout et mieux surtout!
Mais qui s'était intéressé à qui elle était vraiment ? A ce qu’elle aurait pu faire de sa vie? Pourquoi n’avait-elle de son propre chef jamais eu la force morale de se lancer ? Sans doute avait-elle vécu son adolescence dans un brouillard, sans se soucier de son avenir. Vivant dans l’instant, se laissant porter par les décisions des autres. Passive, vivant par procuration, facilité, paresse, la vie qu’un autre imaginait pour elle. Qui donc aurait pu lui indiquer la voie dans son entourage ? Son père, sa mère ? Ils étaient coincés dans leur petit monde, occupés à se battre contre de vieux démons et des souvenirs tragiques.
Aujourd’hui, son acceptation tacite des évènements quotidiens la révulsait. Elle avait les poings serrés enfoncés sur son front jusqu’à en avoir mal. Pourquoi s’était-elle soumise aux besoins et désirs des autres avant les siens ? Pourquoi avait-elle piétiné ses rêves, sans jamais rien entreprendre. Il aurait suffi sûrement de tirer sur un seul fil de la pelote, comme elle se plaisait à le répéter aux autres dans la même situation, et tout le reste aurait suivi. RÉSIGNATION, quel horrible mot ! Et le temps s’était écoulé, elle n’avait rien fait. Et collée au coeur, cette impression d’avoir perdu ce temps précieux, de n’avoir plus que le vide comme ami. Au fond elle n’avait jamais été capable d’être qui elle était.
Debout devant sa fenêtre, les yeux mi-clos à force de scruter le néant et le fond de son âme, elle savait qu’elle ne désirait qu’une chose au plus profond d’elle-même. Etre elle-même. Décider par et pour elle-même. Ecouter ses désirs. Ne plus se soumettre aux désirs et besoins des autres en niant les siens. Fini! Elle chercherait une nouvelle voie, quitte à se projeter sur les regards d’amis, à s’exercer au rôle du personnage qu’elle voulait être : une femme forte, une Femme encore, épanouie et libérée. Romantique aussi. Important l’amour. Vivre par et pour l’amour. L’amour de soi surtout, bien sûr! Mais aussi l'amour de quelqu’un, de quelque chose, d’un livre, d’un film, d’un passant, d’une musique, d’un instant. Il lui donnerait des ailes, lui permettrait d’avancer, de se transcender. Seulement ainsi deviendrait-elle l’unique, la préférée, la reine de l’histoire de sa vie.
Debout devant sa fenêtre, elle traça d’un doigt sur le carreau embué "JE SUIS ENFIN MOI" et se sourit à elle-même. Non, elle n'avait vraiment plus le choix. Elle se devait de l’être, pour elle-même. Immédiatement !
philomonique - copyrighted mars 2009