Marylou, 13 ans en 69
"Je dois filer d’ici!" .... "A la cave vite !"
Elle traversa la rue plus vite que son ombre, les yeux embués, la main sur sa joue en feu. Quel sale type! Il lui avait administré une gifle monumentale. Elle tremblait des pieds à la tête. La honte! Elle ne s’y attendait pas. Ca lui servirait de leçon, ça c’est sûr ! Oui, elle en apprendrait encore de la vie. Mais, la vache, que ça faisait mal !
Quelle idée d’aller flâner en cette fin d’après-midi estivale dans l’allée verdoyante et ombragée du parc en face de chez elle, tout de même !
Elle avait appuyé sa bicyclette contre le gros marronnier et s’était assise sur le banc à rêvasser. Un homme était venu se mettre à côté d’elle et lui avait posé de drôles de questions: Où habitait-elle? Quel âge avait-elle? Etait-elle seule? Elle ne pouvait pas dire ce qui la dérangeait au juste, mais il était insistant et cela ne lui convenait pas. D'instinct, elle avait prétexté n’importe quoi, s’était levée, avait empoigné son deux-roues et avait fui à grands coups de pédale.
Partie pour quelques tours d'étang, elle avait soudain été arrêtée par un gamin, à vélo lui aussi, qui lui avait sciemment coupé la route. Une guigne, décidément. Alors, sans réfléchir, et pour se venger de l’homme du banc, elle avait crié au garçon : "Dis, et si tu allais plutôt faire ton cirque devant le type, assis là ?" Il l’avait prise au mot, et elle l’avait vu freiner comme un fou devant les pieds du gars, le recouvrant exprès de poussière. "Bien fait pour sa pomme !" Avait-elle murmuré, ricaneuse. Puis elle s’était remise en selle. Mais voilà que tout à coup, l’homme du banc avait surgi de côté, l’avait empoignée par le bras et lui avait crié: "C’est toi hein, qui a demandé au gamin de m’emmerder, salope ! Il m'a tout raconté ! Tiens, ça t’apprendra !" Et sa main s’était abattue violemment sur son visage, sans qu’elle n’ait pu répondre, ni réagir. Ses doigts avaient marqué sa chair et son esprit, un souvenir dont elle se rappellerait toute la vie.
Sonnée, Marylou ne voyait plus très bien. Malgré le choc, elle déguerpit littéralement, survolant la chaussée sans regarder. Elle poussa la porte blanche d’un coup sec, tira sa bicyclette dans l’entrée puis claqua le bois derrière elle. Haletante, elle souleva son engin pour gravir 4 à 4 les quelques marches en marbre clair et le ranger précautionneusement sous l’escalier de bois qui embaumait la cire fraiche. Elle l'aimait son compagnon de vadrouille pliant, assez avant-gardiste et pratique à transporter. Malgré sa selle récalcitrante, qui tournait fou. Et malgré toutes ses tentatives d'en resserer la vis avec les clés accrochées à l'arrière.
Mais en cet instant elle n’y pensait pas. L’humiliation était forte et la douleur au côté droit de son visage lancinante. Bientôt le souper serait servi. Elle lui fallait absolument reprendre son souffle et taire cet incident, car impossible d'en parler aux parents. Elle n’aurait jamais dû provoquer ce type, elle le savait très bien. On lui reprocherait sûrement son comportement et elle n’aurait plus le droit de sortir, et ça, pour rien au monde elle ne le désirait !
"Chut, ne pas faire de bruit ! " Le proprio de la maison, qui gérait le cabinet d’architecte au rez-de-chaussée de l'immeuble classé, n’aimait pas être dérangé. Elle ne l’appréciait guère cet homme aux cheveux grisonnants. Ni sa grosse moustache étirée jusqu'aux oreilles. Un peu sec, plutôt nerveux, et surtout très imprévisible, il pouvait piquer de ses coups de gueule tonitruants à faire trembler les murs! C'était un "homme d'affaires", qui aimait la chasse "dans tous les sens du terme", avait-elle entendu ses parents affirmer, sans toutefois bien comprendre ce qu’ils avaient voulu dire exactement. Il habitait l’appartement du premier, avec cette femme aux lèvres charnues et peinturlurées de rouge vif, dont la voix, hautement perchée, débitait en continu des flots de jérémiades et réprimandes adressées à ses filles. Ce n'était pas le moment d'attirer leur attention!
Marylou habitait au second étage, celui du grand balcon blanc ciselé. Il y avait même un ascenseur, quel luxe ! Mais il lui fichait la frousse ! Elle en faisait des cauchemars. De ceux où il crevait le toit et fusait sans contrôle jusqu'au ciel. Ou de ceux, et c’était l’angoisse garantie, où il chutait en une descente infernale, jusqu'à l'écrasement brutal dans la suie, le charbon de chauffage et les relents d'eaux usées. Dans un lieu irrespirable, bien trop sombre, que même le filet d’une ampoule ne suffit à éclairer. Où les toiles d'araignées nombreuses s'accrochent aux joues et aux cheveux. Où rodent fantômes et esprits maléfiques … La cave, quoi ! Brrr !
C'est pourtant là, à deux pas du minuscule soupirail et derrière l'étagère aux grands crûs, qu'elle aurait aimé aller cuver son humiliation et mûrir sa mésaventure. Pourrait-elle s'y montrer plus forte que sa peur des sous-sols? Oublier par la même occasion les horribles monstres qu’elle imaginait rodant pas loin, qui se tapissaient sous son lit à la tombée du jour? Imaginait? Une nuit, la porte de sa chambre n'avait-elle pas grincé et quelqu'un n'était-il pas entré... ?
Elle l’adorait sa petite chambre à coucher. Sa moquette bleue et ses murs tapissés de blanc. Son lit s'escamotait le matin en étagère à livres, un voile de tissu blanc à motifs enfantins assorti aux rideaux le cachait au regard des visiteurs. Ses poupées et ses ours en peluche, disposés en cercle par terre dans un coin, semblaient attendre qu'elle leur raconte ses aventures.
Longtemps, elle avait dû partager la même pièce à dormir que ses parents. Manque de place, manque d’argent. Puis un jour, le propriétaire leur avait proposé le minuscule réduit sans toilettes de l’entresol en location, car Dadi, leur servante à demeure les avait quitté. Ses parents en avaient fait un petit bijou avec un minimum de moyens. La lumière y rentrait de plein fouet. La fenêtre donnait sur la rue et le parc. L’été, elle s’y accoudait et trainait, bavardant avec ses camarades de jeux pas encore rappelés par leurs parents. Une fois le soleil couché, elle se mettait sur la pointe des pieds pour regarder les étoiles filantes danser.
Oui, dans ce lieu qui n'appartenait rien qu'à elle, elle se sentait bien, libre, légère, vivante, heureuse. Sauf quand le sommeil se faisait attendre. Quand allongée immobile sur le dos dans le silence envahissant, il lui semblait sentir comme une chiquenaude sur son épaule. Alors son sang se glaçait instantanément. Ces frayeurs nocturnes étaient terribles. D'autant qu'il y avait eu cette fameuse fois. Ce soir-là, une fête avait eu lieu chez l’architecte et les gens avaient longtemps bavardé sur le pas de la porte, l'empêchant de trouver la paix. Un homme, elle l'avait reconnu à son parfum, était entré dans son antre. Il s'était agenouillé et lui avait frôlé le visage de ses lèvres, lui murmurant des choses inaudibles dans un relent d'alcool insoutenable. Elle n'avait pas réagi, feignant un profond sommeil, puis il avait filé. Elle n’en avait soufflé mot à quiconque mais soupçonnait qu'il devait s'agir du propriétaire qui, sous l’influence de la boisson, ne contrôlait pas toujours ses actes ... Peut-être avait-il oublié que Dadi n'y dormait plus depuis longtemps? Elle préférait ne pas savoir. Elle règlerait ça seule, comme d'habitude. Elle l'était souvent. Des parents trop pris par leurs activités professionnelles. Elle n'aimait pas toujours ça mais elle aimait quand même. Elle bénéficiait d'une situation extraordinaire. Elle était libre d’aller et venir dans le parc. Comme elle l’entendait. A patins ou à vélo. Vive, curieuse, intrépide, aventurière, sociable, elle se trouvait facilement des compagnons de jeu. Ou alors, elle se réfugiait dans les livres de la collection rose ou verte, les avalait.
Encore cachée sous l’escalier près de l’ascenseur, la main sur la joue pour en atténuer la douleur, elle tendit l’oreille. Une porte s’était ouverte au milieu du couloir. C’était la secrétaire, une brunette ronchon et coincée, toujours sur son 31 et toujours aux petits soins pour son patron. Elle allait sûrement aux toilettes. Ah mais tiens, voilà justement que Monsieur l’Architecte la suivait vers le fond, tout derrière. Ils allaient sans doute chercher un dossier ensemble. Ils avaient à présent disparu dans la pièce et le silence s’était refermé sur eux. Les minutes s'écoulaient. Que pouvaient-ils bien faire dans cet amoncellement de vieux meubles et de vieux papiers ?
Intriguée, elle hésita entre se diriger vers le terrible ascenseur pour rejoindre ses parents ou aller faire un petit détour vers la balançoire dans la cour, dont la porte jouxtait le fameux réduit. Mmmm... Y jeter un oeil par le trou de la serrure, voilà qui la titillait! Et puis non, pas le cœur cette fois.
A peine calmée de son humiliation du jour, la joue toujours en feu, Marylou émergea de sa planque et prit son courage à deux mains pour affronter la réalité qui l’attendait tout là-haut. La cave, elle s'en passerait pour aujourd'hui! Elle évita soigneusement l’ascenseur ainsi que la porte du fond, puis grimpa à toute vitesse vers son appartement, non sans faire bruyamment craquer les marches sous ses pas, question de provoquer la dame du premier.
Arrivée sur le palier du second, le seuil à peine franchi, elle reconnut "Je t’aime moi non plus" et la voix de son père qui fredonnait "Je vais et je viens…entre tes reins…..et je me retiens…" couvrant celles de Gainsbourg et Birkin. Encore cette chanson! A cause d'elle, une de ses camarades de classe, qui habitait la même rue, n’avait plus le droit de venir jouer chez elle !!! Ce qui n’empêchait pas les deux jeunes filles de cheminer ensemble chaque matin pour se rendre à l’école et discuter de tout et de rien. Le dernier bruit qui courait et les préoccupait? Leur petite voisine de 13 ans portait dans son ventre son petit frère ! Comment cela ? Elles n’arrivaient pas à comprendre comment un embryon de frère avait soudain pu pousser dans le ventre de l’adolescente, et elles échafaudaient mille scénarios qui meublaient ainsi leur marche matinale.
Quelque chose ne tournait pas rond dans la famille de cette fille, elle le savait. Invitée quelques semaines plus tôt à goûter chez elle, elle y avait rencontré ses parents, des gens simples mais d'allure plutôt moderne. Son père, postier dans le coin, boitait fortement. Un reste de polio. Il était bel homme, grand, cheveux et barbe très noirs, yeux foncés, perçants, pénétrants. Ce jour là, il s’était gentiment proposé d’écrire et de dessiner dans le carnet de Marylou et elle avait trouvé ça génial car elle savait qu'il croquait rudement bien. Une semaine plus tard, comme son cahier de poésies ne lui était pas revenu, elle avait sonné à leur porte pour le récupérer. Puis elle était montée. Il était assis seul au salon, dans son fauteuil usé. Il lui avait fait signe d’approcher, lui avait tendu le carnet et elle s’était reculée pour lire et admirer son cadeau dans la lumière. Il était vraiment doué. Mais voilà soudain, qu'à nette distance de lui, elle avait senti l'atmosphère changer ! Relevant les yeux, elle avait vu sa main glisser sur l’étoffe de son pantalon, elle se déplaçait bizarrement entre ses cuisses pendant qu’il soutenait son regard. Malaise. Elle n’avait su quoi dire, ni quoi faire, et en même temps, paradoxalement presque curieuse, elle attendait la suite, que quelque chose arrive, n’importe quoi, mais que cela s'arrête. Son épouse, alertée par le silence ambiant, avait fini par surgir de la cuisine et l’avait sommé de "stopper immédiatement !". Marylou avait maladroitement pris congé, tenant entre ses mains un carnet de poésies qui lui resterait longtemps en travers de la gorge. Dès ce moment elle avait compris que sa petite camarade, dont la chambre jouxtait celle des parents, devait vivre des situations "hors norme", que cette histoire de petit frère dans son ventre s'expliquait logiquement. Plus jamais elle n'y remettrait les pieds !
Marylou s’élança dans la salle de bains et s’y enferma. Elle s’observa longuement dans le miroir, cherchant vainement des traces de sa mésaventure. Rien, à part des longs cheveux noirs tout ébouriffés, des yeux bruns-verts trop brillants, une peau un peu trop pâle. Mais aucune boursouflure visible ! Rien qu’une outre-cuisante blessure à l’égo, de la rage et de la haine envers cet individu qui l’avait giflée.
Comme le reflet lui indiquait que tout semblait presque normal, elle s’aspergea le visage à l’eau froide et sortit enfin de la pièce. Le repas n'était pas prêt. "Sex Machine" de James Brown, tournait à présent en 45 tours sur le pick-up et son père sirotait un petit verre de Scotch. Chaque soir, c'était le même rituel: un double whisky avec un bon morceau de musique. La vie normale quoi ! L'image de la télé en noir et blanc était figée sur la mire, il était trop tôt encore pour le programme du soir.
Marylou sortit un instant sur le balcon, pour respirer un peu d’air frais. Le type du parc semblait loin. Ouf! La vie était belle, même si certains hommes étaient franchement bizarres. Elle avait eu de la veine, cette fois encore! Quelque chose lui disait que c'eût pu être pire.
A cet instant, sa mère lui cria: « Marylou, ton père a conclu un contrat important aujourd’hui, vas donc nous chercher une bouteille de rouge à la cave! ».
"Ah non ... Pas là… !" Et